Fleuve et Eaux


Au cours de l’année 2023-2024, les quatre coresponsables de l’axe Théorie et critique de la Société québécoise d’études théâtrales (SQET), Lorie Ganley, Pierre-Olivier Gaumond, Enzo Giacomazzi et Nicole Nolette, ont entamé une réflexion collective sur nos façons de raconter, de nommer et de définir la dramaturgie québécoise, en s’inspirant du Lexique du drame moderne et contemporain dirigé par Jean-Pierre Sarrazac (2005). Dans une volonté de proposer plusieurs chantiers de réflexion ouverts sur les formes et les motifs de la dramaturgie québécoise, le premier s’est concentré autour du motif du fleuve et des eaux dans les textes dramatiques québécois. Le 18 avril 2024, une conférence-discussion eut lieu au Centre des auteurs dramatiques (CEAD) à Montréal, où les chercheur·euses purent réfléchir et échanger avec trois auteur·trices qui manifestent un imaginaire du fleuve Saint-Laurent dans leurs pratiques d’écriture, soit Rébecca Déraspe (Les filles du Saint-Laurent, Les glaces), Marianne Dansereau (Désormais je menstruerai drette dans le fleuve) et Dave Jenniss (Nmihtaqs Sqotewamqol / La cendre de ses os).

Ce texte en propose une traversée. 

Considéré comme « le cœur du Québec » selon le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, le Saint-Laurent est l’un des plus grands fleuves du monde. Si pendant longtemps, le Québec se définissait géographiquement par la présence du fleuve, les peuples autochtones ont construit plusieurs de leurs savoirs dans une coexistence avec l’eau. Lieu de pêche, le fleuve était également la route qui leur permettait de se déplacer. Lieu des premières rencontres entre les Premières Nations et les Européens, le fleuve a toujours été un espace de vie et d’avenir. Pourtant, force est de constater que s’il fait partie de l’identité québécoise, il n’influence pas tout le monde de la même manière. En réalité, il semble que le fleuve porte en lui les déséquilibres et les inégalités de notre société.

Pour Dave Jenniss, notre époque abandonne le fleuve, longtemps considéré comme acquis. Si ce dernier a toujours donné la vie, que cela soit aux poissons, aux plantes, mais également en se positionnant comme un lieu d’accouchement pour certaines femmes, depuis plusieurs années, la vitalité du Saint-Laurent est fragile et incertaine. L’existence du fleuve n’a eu de cesse d’être reconsidérée par des projets de dépossession : alors qu’il était perçu par les peuples autochtones comme un territoire habitable, il est devenu un lieu de convoitise par les colons français puis britanniques. Lieu de rassemblement, de fête et de fierté, il est aussi un espace privilégié du capitalisme et de la production industrielle. Autrefois inextricablement liée à cette étendue d’eau, la population s’éloigne — sans doute malgré elle — de son horizon et de ses possibles. C’est en tous les cas ce que Marianne Dansereau soulève lorsqu’elle confie avoir grandi en banlieue de Montréal, là où le fleuve n’occupe ni le même rôle ni le même espace qu’à Trois-Pistoles, par exemple.

« […] au sein de la dramaturgie québécoise et de ses imaginaires, le fleuve retrouve une place essentielle, voire centrale. »

Pourtant, il nous apparaît qu’au sein de la dramaturgie québécoise et de ses imaginaires, le fleuve retrouve une place essentielle, voire centrale. Qu’il soit utilisé comme toile de fond à l’action dramatique, il peut être un personnage à part entière, ou le témoin des (r)évolutions de notre modernité. L’écriture dramatique peut-elle nous accompagner dans notre tentative à renouer avec le fleuve ?

L’eau est, de façon inconsciente, omniprésente dans l’écriture de Rébecca Déraspe. L’emprunt du fleuve lui permet d’interroger sa mythologie, ses secrets, mais également tout ce qui existe caché dans ses profondeurs. Cet appel irrésistible de l’eau amène Déraspe à aborder les notions de danger, de déséquilibre, de menace à travers des expériences vécues près du fleuve. Si contrairement à Jenniss, elle n’est pas en mesure d’écrire au bord du fleuve, c’est bien la mémoire émotive de cet espace qui est en jeu dans son écriture : l’eau s’immisce à la fois dans le corps de ses personnages – qui nous semblent parfois totalement liquides, ou dans un état de terrible sécheresse – , mais également dans leurs actions. La fiction recrée les conditions du paysage de sorte que l’autrice retrouve les sons de l’enfance : celui du silence après avoir sauté dans le fleuve, le bruit du ressac sur les rochers, le souffle du vent…

La peur du fleuve, ou en tous les cas, l’aspect menaçant de cette étendue d’eau, est également ressentie par Jenniss qui confie que c’est la puissance de cet élément qu’il a fallu apprivoiser dans l’enfance : « apprendre l’eau, c’est apprendre à marcher ». Le fleuve est pour lui profondément lié aux souvenirs, à l’héritage familial, et s’impose aujourd’hui comme une source d’inspiration centrale de son écriture. Toutefois, alors que Déraspe met en voix le Saint-Laurent, Jenniss utilise la présence de ce fleuve comme une source d’influence à l’interprétation des acteurs et des actrices. Dans le cadre du processus de création de Nmihtaqs Sqotewamqol / La cendre de ses os par exemple, il demande à son équipe d’improviser devant le paysage fluvial et de tenir compte de tout ce qu’il peut offrir : la lenteur, le calme, les sons… En d’autres termes, il s’agit de récolter autant de matériaux sensibles possibles, qui seront ensuite symboliquement ou corporellement réinvestis dans la production finale du texte.

En revanche, ce n’est pas tant le fleuve qui occupe une place dans l’écriture de Dansereau, que tous « les trous d’eau » qui existent à travers le Québec. En effet, les personnages de ses pièces disparaissent, non pas dans les cours d’eau naturels, mais dans les eaux artificielles des piscines, dont la présence est grandissante dans les banlieues. Dansereau perçoit le fleuve comme « une autoroute », c’est par elle que le monde se relie. De fait, contrairement à Déraspe ou à Jenniss, ce n’est pas tant l’environnement de l’eau qui influence l’écriture, mais plutôt sa matérialité elle-même, qui lui permet d’interroger sa puissance et de la dédouaner : « l’eau n’est pas méchante, elle est juste puissante ». Dès lors, elle fait appel à d’autres mythologies de l’eau comme à l’image de la rusalka, cette figure féminine de la mythologie slave liée aux rivières et aux lacs que nous pouvons associer à la mythique sirène, qu’elle intègre dans le fleuve Saint-Laurent. Si l’écriture établit une distinction entre les eaux en général et le fleuve Saint-Laurent, la liberté créatrice s’ouvre à d’autres mondes et à d’autres possibles, tant et si bien qu’elle dégéolocalise l’action dramatique : « la voix que je lui fais porter, c’est l’immensité qui se promène et qui se perd ».

« De fait, pour accéder à la voix du fleuve, il devient nécessaire de revenir à l’onirisme, au fantasme et à l’imaginaire. »

Déraspe, tout comme Dansereau, s’attache à faire parler l’eau dans une langue autre, moins frontale, plus poétique que celle utilisée par les autres personnages. Dans la pièce Les filles du Saint-Laurent, l’écriture vocale du fleuve fut assurée par Annick Lefebvre et portée à la scène par Elkhana Talbi, formée au slam. Par conséquent, non seulement la matière de la voix est différente, mais sa texture et son interprétation le sont également. Si la langue du fleuve se distingue de celle des autres protagonistes, c’est que son écoute diffère également de la voix humaine. Jenniss rappelle par ailleurs que l’espace du rêve est essentiel dans la philosophie autochtone et dans sa manière de travailler. De fait, pour accéder à la voix du fleuve, il devient nécessaire de revenir à l’onirisme, au fantasme et à l’imaginaire. Dès lors, après une prise de conscience de l’environnement, il s’agit pour lui et son équipe de se mettre au diapason du mouvement de l’eau, de la prendre en considération afin que le langage dramatique permette d’en faire entendre la poésie. La projection du mouvement du fleuve dans le corps des personnages est également liée à celle du dialogue entre l’animé et l’inanimé. Jenniss écrit avec le fleuve, tout comme il écrit avec l’animal qu’il intègre dans ses personnages de sorte à créer un espace dans lequel le territoire, le spirituel et l’âme entrent en résonance.

Dans sa pièce-chantier, Dorénavant, je menstruerai drette dans le fleuve, Dansereau fait du fleuve le lieu de la révélation. À l’image du trickster, le fleuve souhaite la rencontre avec les personnages pour leur dévoiler le chemin qui les mènera jusqu’à l’île utopique. Ainsi, le fleuve (se) dévoile et laisse entendre une voix, la sienne, dont les lecteur·trices doivent se mettre à l’écoute.

« Et si aujourd’hui j’avais le pouvoir d’un fleuve de mots », écrivent Lefebvre et Déraspe dans Les filles du Saint-Laurent. Qu’il soit espace de l’imaginaire, lieu de l’enfance ou encore source d’un langage poétique, le fleuve ainsi que les eaux comme langage dramatique ne semblent vouloir qu’une chose : lier et rallier notre société à la colonne vertébrale du territoire québécois. S’emparer des imaginaires du fleuve au moyen de l’écriture dramatique; peut-être pourrait-on mettre en image ce geste pluriel comme la mise à l’eau d’un canot, dans lequel nous sommes invité·es à renouer avec ce qu’il y a de vivant autour de nous, pour renouveler nos relations actives et signifiantes avec ces eaux que nous traversons… et qui nous traversent.

L’axe Théorie et critique de la Société québécoise d’études théâtrales est composé de Lorie Ganley, Pierre-Olivier Gaumond, Enzo Giacomazzi et Nicole Nolette.

Corpus dramaturgique en chantier

BASTIEN, Suzie (2017), Lukalila, Carnières-Morlanweltz, Lansman.

BERTHIAUME, Sarah (2006), Le déluge après, Montréal, Centre des auteurs dramatiques.

BOUCHARD, Michel-Marc (2003), Les manuscrits du déluge, Montréal, Léméac.

BOUCHARD, Michel-Marc (2004), Les porteurs d’eau, Montréal, Léméac.

CYR, Marc-Antoine (2006), Les flaques, Montréal, Dramaturges éditeurs.

DÉRASPE, Rébecca (2023), Les glaces, Montréal, Les éditions de ta mère.

DÉRASPE, Rébecca et Annick LEFEBVRE (2021), Les filles du St-Laurent, Montréal, Dramaturges éditeurs.

GAGNON, Steve (2016), Fendre les lacs, Québec, L’instant même.

GOUDREAU, Maryse (2020), La conquête du béluga, New Richmond, Escuminac.

JENNISS, Dave (2021),  La cendre de ses os: Nmihtaqs sqotewamqol ; Le tambour du temps: Pokuhule, Montréal, Dramaturges éditeurs.

JOUBERT, Jean-François et Andréanne GUILBAULT (2016), Noyade(s), Carnières-Morlanwelz, Lansman.

LEBLANC, Marilou (2022), L’appel du lac, Montréal, VLB.

MARTIN, Alexis (2016), Les chemins qui marchent, Montréal, Dramaturges éditeurs.

MONNET, Emilie (2020), Okinum, Montréal, Les herbes rouges.

MOUAWAD, Wajdi (2006), Assoiffés, Montréal : Arles, Léméac : Actes sud.

NOEL, Éric (2022), L’amoure looks something like you, Montréal, Hamac.

SOUTAR, Annabel (2016), The Watershed, Vacouver, Talonbooks.

TREMBLAY, Larry (1995), The Dragonfly of Chicoutimi, Montréal, Les herbes rouges.

Cet article fait partie de la série « Just Meetings / Doctes assemblées”. Si vous souhaitez voir les autres projets supportés par le Théâtre Agora, cliquez ici.